Nous sommes en 1994. A cette époque-là, je n’ai encore qu’un seul chien, l’amour de ma vie, mon Electron chéri. J’attaque ma dernière année d’études, et Electron a cinq ans. Je me fais une promesse : quand j’aurais un travail et une maison à moi, je prendrais un deuxième chien. Un rescue, évidemment.
Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là où j’habitais à l’époque, naît un adorable et magnifique croisé setter. C’est Djim.
1995. J’ai fini mes études et je cherche du boulot. En attendant de décrocher la perle rare, je bats la cambrousse en compagnie d’Electron. Des après-midi, parfois des journées entières à se promener tous les deux. C’est le bonheur.
Pendant ce temps, Djim grandit. Et même beaucoup. Ce n’est pas une demi-portion ! Il est remuant, il est vif, il est jeune, il a besoin d’espace, de promenade et d’attention. Sans doute plus qu’on ne peut lui en fournir… Djim fugue, Djim creuse dans le jardin. Djim fait des bêtises de jeune chien.
1996. J’ai trouvé un boulot, et je quitte ma région, Electron dans mes bagages. C’est dit, dès que je serais bien installée, je prendrais un deuxième chien !
Pendant ce temps, Djim s’ennuie. Il fugue. Il creuse. Il fait des bêtises. Sa famille est dépassée. Le chiot si mignon est-il devenu trop grand ? Trop ingérable ? Trop encombrant ? Direction la SPA. Il est si beau et si câlin… Il trouvera vite un maître.
1999. Electron a gagné sa coquille sur les chemins d’Espagne, et ça y est, j’ai ma maison, je peux chercher un autre chien ! Un rescue, évidemment. La vie m’apportera Oxiane, et dans ses bagages la mauvaise (qui s’avéra bonne à la longue) surprise d’Amélie et Pyridine. En deux mois de temps, je passe de un à quatre chiens, dont trois à éduquer de A à Z. Ma maison en portera à jamais les séquelles, mais envers et contre tous, ces bien-pensants qui me conseillaient de me débarrasser d’Oxiane, de la jeter à la rue ou contre un mur, j’ai gardé toute ma meute. Ils ont des défauts, mais ils ont bien accepté les miens, pourquoi ne ferai-je pas pareil ?
Pendant ce temps, Djim est toujours à la SPA. Il a bien trouvé une famille, mais a été ramené aussi sec : trop de trous dans le jardin, impossible de le garder. L’un dans l’autre, Jim n’est pourtant pas malheureux. C’est un survivor, un chien avec un moral d’acier. Il a sa petite niche, son coin d’herbe, et les jours où le refuge est ouvert, il voit du monde. Alors qu’importe qu’il n’ait à manger que quatre jours par semaine, qu’importe qu’il n’ait droit qu’aux croquettes de basse qualité trempées dans l’eau ? Qu’importe qu’on ait un peu peur de lui, de cette grosse masse qui aboie au bout de sa chaîne ? Il voit du monde, quelqu’un s’arrêtera forcément un jour sur sa beauté, l’emmènera avec lui, lui offrira une famille.
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2002. Ma meute continue de parcourir les chemins de France. Pour la première fois, j’ai fait ma rando d’été sans Electron. Mon bébé d’amour commence à être trop vieux pour le camping itinérant.
Pendant ce temps, pour Djim, les jours se suivent et se ressemblent. De nouveaux chiens arrivent à la SPA, certains sont adoptés, d’autres resteront des années là-bas. On peut se dire qu’ils ont de la chance, ils sont dans un refuge qui n’euthanasie pas. Les chiens s’entassent dans les box. Certains sont là depuis des années, comme Djim. Adorables et beaux, mais personne n’en veut. Djim s’en fout, il a sa niche et son bout d’herbe. Mais combien de temps a-t-il mis avant de considérer qu’ici est sa maison ? Combien de temps a-t-il attendu que ses maîtres reviennent le chercher ? Combien de temps avant d’oublier son nom ?
2004. Electron meurt cette année-là, et commence pour moi les années noires. J’ai été amputée de la meilleure moitié de moi-même, et sans la présence de mes trois chiennes, jamais je ne me serais remise de cette perte. Je sais déjà qu’un jour, quand je me sentirai à nouveau vivante, j’aurais un autre chien.
Pendant ce temps, Djim est toujours au bout de sa chaîne, toujours à la SPA, toujours au même endroit. Est-il promené ? Quelqu’un s’arrête-t-il de temps en temps près de lui pour une caresse ? On m’a dit qu’il aboyait trop, au bout de sa chaîne, qu’il faisait un peu peur. Attend-il encore quoi que ce soit ? Il vit dans son petit territoire, avec son horizon si bref depuis trop longtemps. Mais personne ne s’intéresse à lui. Il a désormais 10 ans, et il est là depuis 8 ans. Qui s’intéresserait à lui ?
2008 : Le verdict est tombé : Amélie est diabétique. Traitement à vie, alimentation hyper contrôlée, et tout les désagréments qui s’ensuivent. Je panique un peu. Comment se passeront les randonnées ? Comment vais-je réussir à gérer ça ? Je fouille sur Internet, et je tombe sur le site de Rescue, via une annonce pour une chienne diabétique que ses maîtres ne peuvent (veulent ?) plus assumer. Là, c’est la baffe. Je découvre l’envers des abandons. Les raisons futiles, le sort réservé aux chiens… J’en suis malade. C’est décidé, j’aurais un quatrième chien, un border. Un rescue.
Pendant ce temps, pour Djim, c’est chronique vers l’enfer. Le pauvre bébé ne le sait pas encore, mais l’équilibre fragile de sa vie va être radicalement bousculé. Le refuge n’est pas aux normes. Trop de chiens, déjà. Il faut en euthanasier une cinquantaine, et que tous les autres soient en box. Fini pour Djim la niche sur son petit carré d’herbe et le chien au dessus. Quelqu’un de bien intentionné pense que pour lui le box en béton sera mieux. Pour les formidables bénévoles du refuge, c’est la course contre la montre. Sauver un maximum de chiens. Elles vont faire des prouesses en peu de temps.
avril 2008 : qu’est-ce qui m’a fait cliquer sur le lien de Djim ? Je cherchais un border, pas un croisé setter. Pourtant ce chien va aussitôt arrêter mon regard. Il est magnifique, il vient de la région où j’ai habité si longtemps avec Electron. Il a besoin d’une famille. Mais il est vieux, il est grand, et j’hésite. Quelqu’un va craquer, c’est sûr…
Pendant ce temps là, personne ne craque…
Alors ce qui doit arriver arrive, Djim se retrouve en box. Il est malheureux. Il se met les pattes en sang à force de gratter le béton. Il tourne en rond. Lui qui avait trouvé un semblant d’équilibre ne comprend pas ce qui lui arrive. Il perd espoir. Il déprime.
Pendant ce temps-là, je suis ses non-aventures. Je me dis mais merde, pourquoi personne ne craque, pourquoi personne ne le sort de cet enfer ? Soudain je réalise : moi j’ai craqué. C’est mon chien. Il est vieux, mais c’est lui. Alors un beau matin de juillet 2008, je prends ma voiture, je parcours les 500 kilomètres qui nous séparent, et je vais chercher MON chien.
Djim a été tout de suite accueilli par la meute…. Du moins une fois débarrassé de l’odeur insupportable du chenil. Quand je l’ai récupéré, Djim allait vers ses quinze ans. On a dû lui faire ôter sept dents tellement il souffrait. Il trébuchait tous les trois pas. Son arrière-train s’était décharné à force de ne pas marché. Il lui a fallu apprendre à courir. Il a découvert les marches quotidiennes, les balades en forêt, les brossages quotidiens, la vraie nourriture pour chien, le bonheur de croquer. Il a réapprit à écouter, il a réapprit son nom, à marcher en laisse et à se faire câliner.
Pendant ce temps, j’ai découvert un chien qui malgré ses 13 ans de SPA n’avait pas perdu confiance en l’humain. Un chien doux, câlin, adorable, vif, insatiable de curiosité. Toujours partant pour les balades.
Je n’ai pu le garder que quatre mois, quatre trop courts petits mois, que j’ai essayé de remplir au mieux. Mais Djim s’est fait rattraper par son âge. Un horrible matin de novembre, c’était un dimanche, il a fait trois crises d’épilepsie coup sur coup, dont une dans la voiture pendant que je l’emmenais d’urgence chez le véto. Durant quinze jours, on a lutté, je l’ai vu s’enfoncer, s’épuiser, refaire une crise, paraître se rétablir… Puis un autre matin, c’était un dimanche, il a demandé à se promener. Il a marché lentement jusqu’au chemin où je les lâchais, a regardé longtemps son nouvel univers, puis a fait demi-tour vers la maison. Il s’est couché dans son coin. Deux heures plus tard, alors qu’il semblait dormir paisiblement, il s’est éteint.
Pendant ce temps, quelque part, il y a peut-être un chien en train de naître, en train d’être abandonné, en train d’attendre jusqu’à ne plus y croire sa famille.